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De la photographie "en soi"


En ce printemps maussade, les procès contre la photographie tombent comme les feuilles putrides de l’automne.

Un arrêt de la cour d’appel de Douai, du 15 mai 2013, déboute un photographe de sa demande de rémunération et le condamne, de plus, à verser une indemnité de 1000 euros à son diffuseur. Le tribunal de grande instance de Lille avait pourtant donné raison au photographe.

L’arrêt invoque le code de la propriété intellectuelle :
     « Qu’en vertu de l’article L112-2, les oeuvres photographiques sont considérées comme oeuvres de l’esprit au sens dudit code ;

     que toute photographie n’est pas pour autant, en soi, une oeuvre de l’esprit ; »

Pour rire, traduisons : Les pommes sont considérées comme fruits des pommiers, au sens de la Botanique. Mais Môssieu qui sait tout sur tout mieux que tout le monde rétorque, sentencieusement : Toute pomme n’est pas pour autant, en soi, fruit d’un pommier ! Faut-il vous l’emballer avec du papier de soi(e) ? 

Ce qui ne fait pas rire, c’est cette propension de l’institution judiciaire à refaire le monde et la loi en catimini, hors tout débat démocratique (autour du législateur) et intellectuel (autour de l’Institut de France), hors même la raison, a-t-on envie de dire, dans ce cas d'espèce.

Les conséquences, quant à elles, sont tout ce qu'il y a de matérielles : des photographes se voient privé des revenus auxquels ils peuvent prétendre au titre du droit d'auteur.


Retour aux sources

Relisons le code de la propriété intellectuelle :

     « L'auteur d'une œuvre de l'esprit jouit sur cette œuvre, du seul fait de sa création, d'un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous.
     (...)
     L'œuvre est réputée créée, indépendamment de toute divulgation publique, du seul fait de la réalisation, même inachevée, de la conception de l'auteur.
     (...)
     La propriété incorporelle est indépendante de la propriété de l'objet matériel. »

Le point de départ est un processus de l’esprit, une activité cérébrale volontaire et réfléchie. Ce processus engendre une « création », une  « réalisation, même inachevée ».

La logique du code repose sur la dualité entre la conception intellectuelle et la réalisation matérielle. La protection par le droit d’auteur exige l’existence de l’une et de l’autre. Sans réalisation matérielle pas de protection d’une conception intellectuelle. En même temps le code ne protège pas l’objet matériel mais seulement sa conception par l’auteur. Le CPI ne s’intéresse à la propriété de l’objet que du point de vue des conséquences de cette propriété sur le droit des auteurs.

Première question, donc : qui protège, en droit, la propriété de l’objet matériel, étant entendu qu’une photographie a une existence matérielle : négatif, diapositive, tirage, fichier numérique (succession ordonnée de 0 et de 1) ?


La propriété matérielle de la photographie

Dans un article pour les Cahiers de la Photographie, Jorge Alvarez cite  le protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales qui énonce que « toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi. » Cette convention a valeur constitutionnelle.

La question de l’utilité publique est régie par l’article 545 du code civil : « Nul ne peut être contraint de céder sa propriété, si ce n'est pour cause d'utilité publique, et moyennant une juste et préalable indemnité. » Si d’aventure un juge venait à exiger qu’une photographie soit cédée pour cause d’utilité publique, il devrait assortir cette exigence d’une indemnité préalable !

Reste à déterminer si le photographe est bien propriétaire de sa photographie (considérée ici, encore, sous l’angle matériel). La loi  n°96-609 du 5 juillet 1996 répond à la question : « L'ouvrier détenteur de l'objet par lui ouvré peut exercer un droit de rétention dans les conditions fixées à l'article 571 du code civil. » L’article 571 du code civil précise : « Si, cependant, la main-d'œuvre était tellement importante qu'elle surpassât de beaucoup la valeur de la matière employée, l'industrie serait alors réputée la partie principale, et l'ouvrier aurait le droit de retenir la chose travaillée, en remboursant au propriétaire le prix de la matière, estimée à la date du remboursement. » La matière employée étant ici propriété du photographe qui en a fait l’acquisition avant sa prise de vue, la question se trouve résolue.

Enfin, le code civil énonce dans son article 577 : « Ceux qui auront employé des matières appartenant à d'autres, et à leur insu, pourront aussi être condamnés à des dommages et intérêts, s'il y a lieu, sans préjudice des poursuites par voie extraordinaire, si le cas y échet. »

En résumé, l’usage d’une photographie matérielle à l’insu du photographe qui  en est le propriétaire est condamnable en droit civil et doit entrainer réparation.

Dans ces conditions, n’est-il pas possible d’exiger – au moins formellement – que la justice requalifie en simples procès civils l’ensemble des procès en contrefaçon pour lesquels elle n’a pas retenu la pertinence du CPI, en réparation des pertes qu’elle a fait subir aux photographes ?

Certes les  chances d’aboutir sont minces. Mais nous mettrions à coup sûr les juges devant leurs responsabilités, ce qui pourrait les faire réfléchir pour les procès à venir.


La propriété intellectuelle de la photographie

Continuons notre lecture du code de la propriété intellectuelle :

     « Sont considérés notamment comme 
œuvres de l'esprit au sens du présent code :
     (...)
      9° Les 
œuvres photographiques et celles réalisées à l'aide de techniques analogues à la photographie ; »

Le propos est clair. Depuis 1985, la photographie figure sans restriction dans cette liste.
Elle a été admise à l’académie des Beaux-Arts, le 10 mai 2005, également sans restriction.

Mais au nom de vieilles lunes, certains juges estiment encore que la simple présence de la photographie au sein de l'énumération des 
œuvres de l'esprit n'est pas assez probante de la volonté du législateur.

Soyons honnête : il est tout à fait compréhensible que la photographie peine à s'imposer au sein de la création intellectuelle. La ressemblance avec le réel est troublante, ressemblance qui fait dire parfois que la photographie n'est que la copie du réel. La jeunesse de ce moyen d'expression et la facilité déconcertante avec laquelle on peut faire des photos aujourd'hui ne font qu'accroitre le trouble.

Cela étant, la justice n'est pas là pour philosopher. Ses arrêts ont des conséquences parfois lourdes sur le revenu des photographes dont le droit moral se trouve, de surcroit, bafoué. Il serait pour le moins paradoxal que la jurisprudence fasse évoluer la loi à l'encontre des intérêts que celle-ci s'engage à défendre.

Au plan juridique, il est singulier que la justice s'appuie sur des notions extérieures au code de la propriété intellectuelle pour statuer, plutôt que d'essayer de puiser en son sein la force d'une argumentation.

Car, en réalité,
il est tout à fait logique que la photographie figure dans la liste du code et il n'est pas si difficile de montrer qu'elle relève bien du couple conception intellectuelle/création matérielle, principe fondateur du code, rappelé plus haut.

Il faut tout d'abord écarter deux pièges : celui de la technique et celui du savoir-faire. Il est toujours possible d’affirmer que les choix techniques sont dictés par les contingences (le plus souvent l’obligation faite à la photographie de « ressembler » au réel). On peut pareillement soutenir qu’un savoir-faire résulte d’un apprentissage et non pas de l’expression d’une conception.

Il s'agit donc déterminer ce qui caractérise la photographie du point de vue de la conception du photographe, du point de vue de son activité cérébrale volontaire, en préalable à la prise de vue, toutes choses qui ne relèvent ni des contingences techniques, ni des apprentissages, mais de choix réfléchis.

Ces caractéristiques sont au nombre de trois :
- Le point de vue (géolocalisable : longitude, latitude, altitude)
- La direction de prise de vue (sujet et mise en place du sujet dans l’image)
- L’instant de prise de vue (instant d’une action, 
« décisif », pour Henri Cartier-Bresson, ou achèvement d’une mise en scène)

La détermination concrète de ces trois caractéristiques relève du choix du photographe, de sa réflexion à partir de ce qu'il voit ou de ce qu'il veut voir. Les techniques de la photographie et les savoir-faire sont les moyens qui lui permettent de réaliser sa conception. Là se trouve la véritable dualité entre
« l'œuvre de l'esprit » ( l'image qui se construit dans le cerveau du photographe) et sa « réalisation » (l'image photographique).

On photographie de quelque part, on vise quelque chose, on déclenche à temps pour produire une image réfléchie - au sens propre du terme : une image qui reflète ce que le cerveau a construit, à partir de ce que l'
œil a vu.

Ces caractéristiques considérées de façon générale et abstraite ont une dimension purement intellectuelle, quasi mathématique (espace, temps, orientation). Considérée de façon singulière et concrète, la combinaison de ces caractéristiques donne un résultat unique. Les images produite à l’aide des techniques de la photographie sont donc, elles aussi, uniques.

En revanche, s’il est possible de montrer que le photographe n’a pu faire aucun de ces choix, il faut considérer que celui qui a dicté les siens est l’auteur de la photographie.


La double confusion des juges

Dans les procès en contrefaçon, les juges font souvent une double confusion :
- Œuvre de l’esprit/œuvre culturelle
- Originalité d’une œuvre/usage d’une œuvre

Œuvre de l’esprit/œuvre culturelle

Deux peintres peignent au même moment deux tableaux. Ils utilisent sensiblement les mêmes pinceaux, les mêmes peintures, des toiles de même qualité. Trente ans plus tard, l’un s’appelle Picasso et l’autre est sous-préfet dans le Loir-et-Cher. Seul le premier tableau a une portée culturelle. Mais les deux toiles sont œuvres de l’esprit  protégées par le code de la propriété intellectuelle.

Toute œuvre de l’esprit n’est pas nécessairement une œuvre culturelle. Mais sans la protection du droit d’auteur, c’est l’ensemble de l’édifice culturel de nos sociétés qui se verrait affecté. Rien ne dit qu’une oeuvre de l’esprit devienne une oeuvre culturelle. Mais si une oeuvre de l’esprit ne bénéficie pas de la protection du droit d’auteur, les chances qu’elle devienne oeuvre culturelle sont aussi peu probables que de voir une bouteille à la mer atterrir à bon port.

Empruntons aux américains – dont nous déplorons si souvent les pratiques culturelles – cette bien belle affirmation de la nécessité de défendre le droit des auteurs. Il faut assurer « pour un temps limité, aux auteurs et inventeurs le droit exclusif à leurs écrits et découvertes respectifs », « afin de promouvoir le progrès des sciences et des arts utiles ». Ces mots figurent en toutes lettres dans l’article 1 de la constitution des Etats-Unis d’Amérique.

En rejetant des photographies du champ protégé par le droit d’auteur, les juges font bien plus que spolier les photographes concernés,  ils grignotent insidieusement les bases de notre culture et de son économie.

Félicitons-nous que le rapport Lescure, en France, sur l’exception culturelle à l’heure du numérique pose le postulat que seul un large élan en faveur de la création est gage, à terme, de vitalité économique et qu’il convient donc de défendre la culture face aux appétits marchands.

Originalité d’une œuvre/usage d’une œuvre

Prenons une image prise par un photographe qui ne connait de la photographie que l’endroit où se trouve le déclencheur sur son téléphone portable. Admettons que la valeur « travail » de cette image soit voisine de zéro, qu’elle n’ait aucune originalité, qu’elle soit « banale », pour employer un mot que les juges utilisent souvent, pourquoi quelqu’un s’intéresserait-il à elle sinon parce qu’elle exprime une singularité qui convient à celui qui souhaite l’exploiter ?

Nous sommes au cœur même de la problématique de la propriété intellectuelle. Ce n’est pas l’originalité de l'œuvre qui motive le diffuseur, mais sa conception intellectuelle qui rejoint la sienne, au point qu’il décide de l'associer à son nom ou à sa marque. C’est l'usage qui détermine le droit d’auteur. Pas l’originalité ou la « banalité » de l'œuvre.

Bien loin de condamner, les juges devraient réfuter sans faiblesse tous les arguments tournant autour de l’originalité que peuvent avancer les contrefacteurs pour tenter d’échapper à l’obligation de rémunérer le droit d’auteur. Par un singulier renversement pervers, les juges sont amenés à  condamner l'œuvre à la manière des critiques d’art – ce que les juges ne sont pas – , là où les photographes demandent que l’on juge le rapport économique dans lequel l'œuvre est exploitée.

S’il n’est pas choquant d’imaginer que certains usages de photographies n’engendrent pas de rémunération – usages humanitaires, pédagogiques, par exemple – il est scabreux de voir qu’en France, avec l’aval de la justice, on peut  désormais faire son profit de la création d’autrui sans rien devoir. Ayons conscience qu’à ce train là, le vol sera bientôt légalisé !

Il faut que la justice se remette sur ses pieds. Quiconque engendre un chiffre d’affaires en publiant et en exploitant commercialement des images, doit à son ou à leurs auteurs une rémunération proportionnelle à ce chiffre d’affaires. Quiconque utilise des photos pour assurer la promotion de l’entité qu’il représente ou faire la publicité des produits ou services qu’il commercialise doit, de la même façon, rémunération aux auteurs. Ce n’est que justice et force de créativité économique.
 

Mai 2013