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La presse et l’information photographique

Faisant suite à la mission Lescure à propos de la gestion du droit d'auteur dans le cadre de l'économie numérique, le ministère de la culture a mandaté Francis Brun-Buisson pour une mission de médiation entre les photographes, les agences et les éditeurs de presse. Les photojournalistes représentent environ 10 % de l'effectif des photographes professionnels. Consciente de l'enjeu de ce domaine d'activité, tant du point de vue de l'exercice professionnel que de la gestion du droit d'auteur, l'Union des Photographes Professionnels s'investit pleinement dans cette mission.

La tribune ci-dessous n'engage que son auteur. Un débat peut s'ouvrir dont le site de PhoGIma - UPP Nord rendra compte.

La presse écrite a scellé l’union entre le texte et la photographie à la fin du XIXème siècle. La première moitié du XXème siècle fût son âge d’or. Mais l’information générale sur papier a commencé à « jaunir » avec l’apparition de la radio puis de la télévision.

Dans un premier temps, la presse écrite a su résister en jouant de sa « liberté » face à la télévision d’Etat. Le président Pompidou n’avait-il pas déclaré que les journalistes de la télévision étaient la voix de la France ? Les journaux, émanations de capitaux privés, faisaient valoir la diversité des opinions de leurs actionnaires. La pluralité des titres garantissait le pluralisme de l’information, même si flottait de façon entêtante le parfum de l’argent.

L’apparition des chaînes privées, dans les années 1980 a perturbé ce jeu. Il faut noter qu’aucun des opérateurs de la presse écrite ne s’est imposé dans la télévision privée. L’échec de Jean-Luc Lagardère dans sa tentative de prendre la première chaîne est certainement l’épisode le plus spectaculaire. Il reste qu’il n’était plus possible d’affirmer que la télévision demeurait à la solde du pouvoir politique.

Les ventes de la presse écrite ont baissé et, dans la foulée, les tirages. Les dirigeants de la presse ont répondu en réduisant les coûts, notamment ceux du papier, très importants. Baisse du rendement : baisse des investissements. La presse n’échappe pas à cette logique mortifère du capitalisme européen. Conséquence : la pagination des journaux s’est étiolée, leur format a rétréci.

Pour s’épanouir, le reportage photographique a besoin de place dans un journal, d’une surface de papier importante. Un sentiment de frustration s’est installé dans les rédactions quand il a fallu sacrifier d’excellentes photos réalisés par des photojournalistes de qualité.

De nombreux dirigeants de presse disent aujourd’hui que la photo ne fait plus vendre les journaux. Deux inspecteurs du ministère de la culture, Marie Bertin et Michel Balluteau, ont indiqué dans un rapport sur le photojournalisme, en mai 2010, avoir été « frappés » d’entendre cette affirmation reprise par de « nombreux interlocuteurs des organes de presse ».

Il faut dire que cette affirmation est fausse et le dire sans détour, parce que cette affirmation est dangereuse pour les opérateurs de la presse écrite eux-mêmes.

Faute de place dans les journaux, on s’est déshabitué à prendre l’information photographique au sérieux. Un glissement s’est produit, au fil du temps, passant d’une acceptation informative de la notion d’illustration au profit d’un sens « décoratif ». Une belle photo peut suffire pour faire joli dans une mise en page seyante. Mais un vrai reportage peut exiger dix, vingt photos ou plus encore pour dire ce qu’il veut dire.

L’école Caujolle et l’agence Vu, dont Libération a été le vecteur premier, méritent le respect. Mais ils participent pour une part de l’émergence d’un néo pictorialisme. Autour de l’école d’Arles, notamment, s’est développé un courant où l’esthétique photographique a pris le pas sur sa portée informative. Il n’y a pas lieu de contester un tel courant. En revanche, il faut combattre une propension à un certain totalitarisme culturel.

Une exposition de photos d’art est bonne quand on identifie l’unité esthétique des photos entre elles. Un reportage est bon lorsqu’il utilise tous les moyens de la photographie pour cerner son sujet sous tous les angles. C’est la même technique photographique, le même langage mais pas le même discours. Il n’y a pas lieu de hiérarchiser l’un par rapport à l’autre.

Au pays de Nicéphore Niépce, au pays qui a donné à la photo humaniste quelques uns de ses plus grands noms, il devient urgent de desserrer le corset de conventions esthétiques pour laisser vagabonder la photo d’information. Il faut l’encourager, la valoriser, lui redonner ses lettres de noblesse.

Sous couvert d’un réel déficit d’investissements - matériels et culturels - en faveur du reportage, s’en tenir à l’affirmation d’un quelconque désamour du public pour la photo est purement et simplement suicidaire.

Car la bombe internet est en train de faire exploser la photographie d’information. Aux champs étriquées des colonnes papier, internet offre l’alternative d’espaces infinis pour l’information photographique. Si des millions de gens - des milliards ? - échangent en permanence des photos via les moyens que la technologie met à leur disposition, c’est parce que les images transmettent des informations.

Ces photographes et leurs publics ont rarement des préoccupations artistiques. Mais ils ont une exigence de sens. Les photos doivent dire quelque chose. C’est la base de la photographie. Nous vivons ce temps curieux où l’utilisateur d’un  téléphone portable se montre souvent moins analphabète en photographie que beaucoup  de ceux qui portent sur elle des jugement aussi stupides que sentencieux.

Il est bien évident que la « dématérialisation » de l’information écrite - entendons sa déconnexion du support papier - pose des problèmes sérieux. Les échelles économiques ne sont pas les mêmes. Le papier, ça pèse en tonnes et en euros. Les marges bénéficiaires que réalisait la presse dans ses belles années sont définitivement inscrites dans le marbre de  l’Histoire.

Mais ne pas s’adapter aux données d’une économie différente, c’est prendre le risque que d’autres viennent occuper le terrain. Rien ne dit que les actuels opérateurs de l’information écrite n’auront pas laissé la place, d’ici quatre ou cinq ans, à de nouveaux voltigeurs, capables d’innover.

Car la clé d’un basculement de l’information écrite vers internet - dont on convient volontiers qu’il n’est pas écrit - c’est l’innovation. Si la photographie argentique a si rapidement cédé la place à la photographie numérique, c’est parce celle-ci a apporté un plus.

Assez curieusement, certains éditeurs de presse pensent que l’innovation passe par la vidéo. Le succès des petites vidéos sur internet n’est pas contestable. Il faut toutefois ne pas perdre de vue ce qui distingue l’information écrite, notamment par rapport à l’information audiovisuelle.

La singularité de l’écrit, texte et photo, tient au fait que le lecteur s’approprie l’information a son rythme. Il lit les titres et survole les photos en quelques secondes. Il entre dans les sujets selon son choix et leur consacre le temps qu’il veut : lecture rapide ou détaillée. Il peut zapper une photo en moins de temps qu’il n’en faut pour la faire ou plonger son regard dans l’image pour laisser son cerveau et ses émotions surfer le temps qui lui convient. Avec l’information écrite, le lecteur est le maître du temps.

L’audiovisuel, en revanche, n’échappe pas au spectacle. Il impose son rythme et ses choix. Il repose sur un fil conducteur commun pour tous les spectateurs. La dialectique entre l’émetteur et le public est réduite. La télévision a une dimension familiale et prend toute sa place lorsqu’on s’accorde des moments de passivité.

Internet est plus individualiste et plus actif. C’est moins une invite au spectacle qu’une pêche aux informations. Sa base, ne l’oublions pas, est le « moteur de recherche ». L’internaute est d’abord un chercheur au centre d’une toile. Ces caractéristiques rapprochent plus internet des pratiques de lecture de l’information écrite que du spectacle de la télévision.

Les liens qui relient les informations entre elles et l’interactivité entre émetteurs et récepteurs d’informations bouleverseront les approches de l’actualité. Le premier degré de celle-ci se trouvera vite submergé par l’avalanche des mises en perspective avec d’autres informations et par la nuée des commentaires. Les médias qui domineront seront ceux qui se montreront capables de donner une cohérence à ce charivari.

Face à la versatilité des mots, la photographie opposera sa force tranquille. La photo a un côté « juge de paix ». La dernière robe de Mme Untel est-elle belle ? Voyez vous-même ! Y avait-il beaucoup de monde à la manifestation ? La photo peut donner un aperçu très orienté. Mais on polémique sur la photo, pas avec la photo. Seule une autre photo peut contredire la première. Le rapport entre les mots et les photos s’enrichira de cette effervescence.

Encore faudrait-il qu’il y ait toujours des photojournalistes capables de manier l’analyse et la synthèse dans la photographie. Le problème n’est pas tant que l’on tire, aujourd’hui, les photojournalistes comme des lapins, mais que l’on entoure leurs compétences d’un mur où se mélange incompréhension, ignorance, indifférence voire mépris, à l’exception notable de la photographie sportive et, encore un peu, la photo de guerre.

Où forme-t-on les photojournalistes de demain ? Devrons-nous faire venir des photographes chinois, indiens, sud-africains ou sud-américains pour raconter nos histoires ? A moins que, là encore, les Américains ne raflent la mise.

Octobre 2013