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Mémoire photographique du monde
Mail à Alain Genestar, magazine Polka

Vous posez plusieurs questions dans votre édito – Polka mars-avril 2013 – dont une essentielle : que sera la mémoire photographique du monde ? Voici quelques idées personnelles qui me viennent tout à trac.

Les milliards d’images des Google, Facebook, Fotolia constituent, me semble-t-il, la dénégation même d’une mémoire mondiale. La mer ne donne pas à voir une goutte d’eau. Or, en photographie, c’est la goutte d’eau qui fait sens et non pas l’océan, si impressionnant soit-il.

Notre culture républicaine, fille d’un heureux mariage entre l’humanisme greco-latin et la spiritualité judéo-chrétienne, repose sur deux piliers fondamentaux : la sélection et l’excellence. Deux choses qui sont infiniment plus complexes que les lois du marché ou les règles de la capitalisation boursière.
 

Si l’on interroge l’homme de la rue sur son ressenti de la chose culturelle, il dira volontiers qu’elle lui élève l’esprit ou, au contraire, il marquera sa distance derrière le qualificatif d’élitiste. Mais pour l’un comme pour l’autre, la culture se trouve sans conteste sur le dessus du panier.

Alors, la masse engloutira-t-elle l’excellence dans son magma ?

Posons la question autrement : ce n’est pas d’hier que les historiens s’interrogent sur la façon dont vécurent nos ancêtres, par-delà les péripéties des cours et des palais. La photo apporte de ce point de vue des informations capitales, non seulement sur les cadres de vie, ce pour quoi une bonne description littéraire peut suffire, mais aussi sur les mentalités, à travers les gestes, attitudes et regards saisis par l’objectif, là où les mots s’avèrent, souvent, moins précis.

Aujourd’hui pour hier, l’historien peut aisément faire sa sélection entre ce qui est pertinent et ce qui ne l’est pas. Mais demain pour aujourd’hui, il ne le pourra plus, si rien ne vient filtrer, en temps réel, le flot des images. Ce raisonnement vaut pour l’art comme pour l’histoire.

L’excellence d’une photo, c’est sa capacité de transformer une fraction de seconde et une poussière de réalité en un propos de portée « historique » qu’il soit de l’ordre du sens ou celui de la beauté. Mais parmi la masse, combien de photos dépassent-elles l’ordre de l’immédiateté ? Et comment retrouverons-nous celles-ci demain ?

N’est-ce pas ridicule de parler de sélection face à un déferlement qui semble tout emporter ? Je répondrai d’une façon un brin provocante : n’est-il pas vraisemblable que les milliards d’images des Google et autres soient elles-mêmes englouties par le flot qu’elle ont engendré ?

Il n’y a pas de magicien suprême qui puisse arrêter le flot. Mais il est certainement possible de construire des digues. C’est affaire de volonté politique. Sans aller jusqu’au conseil de sécurité de l’ONU, la France, qui héberge le siège de l’UNESCO, pourrait militer pour qu’apparaissent sur le net des sites placés sous la responsabilité d’instances culturelles nationales ou régionales, sous la haute autorité de l’organisation internationale pour la culture.

Ces sites pourraient avoir, par exemple, une dénomination avec une extension « .art », mot universellement connu, qui les rendrait facilement identifiables. Ils auraient pour vocation d’identifier et promouvoir la création dans le domaine des arts visuels, de constituer des fonds pertinents sur la base des approches nationales et régionales de ces arts. Des petits pays ou des cultures oubliées pourraient ainsi obtenir une réelle lisibilité. Au passage, ces sites pourraient donner en sens dénué d’arrières pensées à la notion de creative commons.

De cette toile culturelle, il serait alors possible de dire qu’elle constitue la trame d’une mémoire visuelle mondiale.

Mars 2013