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La Photographie humaniste est un miroir

La photographie humaniste est née entre les deux guerres mondiales. Elle a connu un reflux important à partir des années 1970. La photographie française a tenu une place prépondérante dans ce courant.

Pour expliquer le déclin de la photographie humaniste, on pourrait incriminer l’émergence de la revendication au « droit à l’image » qui complique terriblement la tâche du photographe cherchant à saisir sur le vif les expressions de l’humaine condition. De fait, un réel apaisement de ce point de vue (voir mes autres articles) coïncide avec un regain d’intérêt pour l’humanisme photographique.

Mais le désamour a commencé bien avant la naissance du « droit à l’image ». Il a des causes plus sourdes à chercher au plus profond du mental social.

Pensez à l’un des maitres du genre : Henri Cartier-Bresson, Willy Ronis, Robert Doisneau ou un photographe humaniste que vous affectionnez particulièrement. Laisser monter spontanément à votre esprit l’une de leurs images. Passé le constat premier d’une certaine nostalgie, vous serez surpris de voir que la photo représente un lieu qui vous semble familier dans lequel un personnage qui vous paraît également familier accomplit une action ordinaire de la vie quotidienne.

C’est ainsi qu’agit le ressort de la photographie humaniste. Dans le concret quotidien des situations, dans la singularité ordinaire des lieux et des personnes, c’est l’universalité humaine qui jaillit à fleur d'image. La photographie humaniste est un miroir de nos âmes.

Près d’un demi siècle après le tournant de l’année 1968 et la fuite éperdue vers un individualisme vautré dans la « culture » d’un consumérisme effréné, sommes-nous encore capables de nous reconnaître nous-mêmes dans l’image de l’autre ? Moi, toujours moi, encore moi, loin de tout destin collectif ! « Je est un autre », surement pas ! Sans entrer dans un vaste débat politique, on ne peut que siffler d’admiration devant un système social qui a érigé l’individualité en prison. L’aspiration légitime à une meilleure reconnaissance de l’individu dans la société s’est retournée en son contraire faute d’une dialectique féconde entre les deux termes.

La photographie humaniste n’a pas laissé la place à rien. L’examen des formes photographiques qui ont occupé le terrain est indispensable si l’on pense qu’un demi siècle plus tard, c’est toujours la définition donnée par Wikipedia qui demeure pertinente pour parler de photographie humaniste. Entendons-nous bien : il ne s’agit pas porter de jugement sur la qualité d'œuvres produites selon d’autres critères que ceux de la photographie humaniste mais de se mettre au clair avec ces critères, d’appeler un chat un chat.

J’identifie trois modes d’expression photographique qui se sont engouffrés dans le vide de la photographie humaniste, modes d’expression qui préexistaient avant le reflux de cette dernière :

1 - La représentation décontextualisée

2 - L’exotisme

3 - L’anecdotique

Il est clair que pour retrouver ses lettres de noblesse, la photographie humaniste renaissante doit se démarquer de ces trois voies.

1. La tentation d’isoler le personnage de son cadre d’existence, de le délivrer de toute action, de le faire poser raide droit devant l’objectif, le regard fixe, conduit souvent à des images qui traduisent avec acuité la singularité du personnage. Mais il n'y a pas de ligne directe entre l'abstraction esthétique et l'universalité humaine. Celle-ci se conquière de haute lutte dans le magma de la vie. Il est vain de chercher à surpasser le concret. « L'instant décisif » de Cartier-Bresson est bien ce moment où un lueur d'humanité affleure dans le mouvement perpétuel du réel. La photo anthropométrique dit bien qui est qui ; certes pas qu'il est notre alter ego, frère d'humanité.

2. L’exotisme, c’est le goût de l’extra-ordinaire. Voir ce qu’on ne voit pas tous le jours. C’est un ressort puissant pour la presse commerciale : les cocotiers, les people, le sang, le sexe, tout cela est infiniment plus vendeur que la photo de l’épicier du coin rendant la monnaie. Sauf que le sujet de la photographie humaniste, c’est précisément l’épicier du coin, parce que ce coin est le vôtre. L'exotisme tend à détourner l'attention, là où la proximité ramène à l'essentiel. Le décor et le costume ne sont pas neutres. De leur rapport à l'action du sujet dépend l'efficacité de la photographie humaniste. (Je vous invite à lire la lettre que j’ai écrite à François Hébel à ce sujet, il y a un an).

3. L’anecdotique. Un chien mord un homme, ce n’est pas une information. Un homme mord un chien, c’est une information. La boutade se colporte dans toutes les écoles de journalisme. L’anecdotique rejoint l’exotisme dans sa quête d’extra-ordinaire dont se nourrit la presse commerciale. Sauf qu'en réalité, ce sont les chiens qui mordent. Et si d'aventure vous photographiez un homme mordant un chien, ne croyez surtout pas avoir rendu compte de l'intrinsèque cruauté humaine. Pour croustillante ou délectable qu'elle puisse être, l'anecdote est condamnée à l'insignifiance, à moins de renoncer à son côté anecdotique...


Mars 2012