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Lettre à François Hebel

J’ai lu avec intérêt votre interview dans le magazine de l’UPP. Vous y évoquez la délocalisation de la photo de presse. Les agences vont au moins cher, c’est la logique du système. Mais l’explication économique ne suffit pas.

L’exotisme est un ressort puissant de la photo de presse. Depuis que l’Illustration a introduit l’image photographique dans ses colonnes, les magazines sont friands de photos en provenance de pays lointains, donnant à voir des choses extra-ordinaires. A l’exotisme des cocotiers, s’est adjoint l’exotisme des guerres, des catastrophes, du sexe, des people...

Dans la foulée d’un monde occidental dominant et dominateur, des milliers d’envoyés spéciaux ont garni les pages des magazines. La collection d’Albert Kahn et les archives des opérateurs Gaumont en sont certainement les plus fameux symboles.

Mais aujourd’hui, il y a en Asie, en Amérique du sud, en Afrique des photographes qualifiés, capables de couvrir les événements dont se rassasient nos médias. Quand bien même le coût du photographe Sri Lankais serait-il le même que celui son homologue français, cela ne conduirait sans doute pas à une relocalisation de la photo. Le photographe sur place peut se prévaloir d’une sensibilité à son terrain qui n’est pas celle de l’envoyé spécial. En matière de reportage, le photographe est avant tout un voyageur à pied.

Le rapport de la photo au voyage doit être revisité, d’autant plus que l’écriture photographique elle-même s’est trouvé marquée par cette incessante quête d’exotisme, à plus forte raison quand les nouveaux champs à découvrir se sont fait plus rares.

On a vu se mettre en place des codes subtils d’écriture photographique. En créant des distorsions plus ou moins importantes avec le réel, ils marquent une volonté de signer une originalité. Cette voie mène assurément tout droit à la photo d’art. Mais en renonçant pour une part à sa force de frappe « objective » la photo a pris le risque de se laisser séduire par les sirènes d’un exotisme de forme, difficilement accessible à qui n’en possède pas les clés. A mon sens, l’école Caujolle n’a pas su éviter complètement cet écueil.

Henri Cartier-Bresson, globe trotter s’il en fut ne prenait pas le voyage à la légère. L’essentiel de la préface de son livre consacré à Moscou, édité par Delpire en 1955, est consacré au trajet qui le mena vers la capitale soviétique. « Le 8 juillet 1954 nous avons pris le rapide de Prague. Ni ma femme ni  moi n’aimons voyager en avion. On va trop vite, on ne voit pas les pays changer au fur et à mesure du trajet. » Plus loin : « Quand nous avons débarqué à la gare de Moscou nous nous sentions un peu comme des paysans arrivant à la ville, tant nous avions envie de voir et de connaître. » Et d’expliquer sa démarche photographique en ces termes : « On me demanda ce que je désirais voir. J’expliquais que je m’intéressais surtout aux gens, que j’aimerais les voir dans la rue, dans les magasins, au travail, pendant leurs loisirs, dans tous les aspects visibles de la vie, partout où l’on peut approcher à pas de loup, sans déranger ceux qu’on photographie. »

Le voyage, qu’il soit géographique, esthétique ou sémantique ne doit pas oublier cette question cruciale : quelle intimité entretient la photographie avec son objet. C’est le ressort de l’émotion. D’une certaine façon l’exotisme peut être un obstacle à l’expression de cette intimité. On peut faire de dizaines de milliers de kilomètres, réaliser des images extraordinaires qui, à l’arrivée, apparaissent dénuées de ce qui fait l’étincelle de la vie. Le voyage peut être une façon d’approcher de nouveaux horizons ou au contraire de marquer leur distance, c’est selon.

La réponse à la délocalisation de la photo de presse passe peut-être par la promotion de l’universalité simple du langage photographique, au nom d’un humanisme lui-même universel. C’est la voie des Cartier-Bresson, Riboud, Ronis et autres. En ce sens, ils sont indélocalisables ou, si l’on veut, éternellement délocalisés.

Photographions chez nous, pourrait revendiquer un Voltaire de l’image. La France est un pays que l’on regarde dans le monde, un pays qui fascine, interroge ou irrite. Donnons à voir notre pays. Photographions-le sous toutes ses coutures. Exportons nos images. S’il n’y a pas partout des groupes de presse de la puissance d’Hachette Filipacchi, il n’y a pas lieu de sous estimer la capacité mondiale de publier d’images. Sans doute avons-nous beaucoup à faire pour être les « paysans » avides de cultiver les images de nos villes, de nos villages et de leurs habitants à l’intention des citoyens du monde.

Après tout, ne sommes-nous pas nous-mêmes exotiques pour les habitants de ces pays que l’on dit émergents ?


Juillet 2010